03 Avr « Il n’y a pas de fatalité, la France a su surmonter bien pire que les défis d’aujourd’hui »
À l’issue de son Assemblée générale le 3 avril 2023, l’Association Réalités du dialogue social a reçu Hervé Lanouzière, et Richard Werly, pour une conversation sur les fractures sociales et sociétales et leur vision du dialogue.
À lire, le regard de Richard Werly sur le climat social en France :
La prise de recul d’un binational
L’une des spécificités de Richard Werly est sa double nationalité franco-suisse. Son histoire et sa double culture sont à mentionner car elles permettent d’expliquer sa grande connaissance des institutions, de l’histoire française notamment territoriale, ainsi que son regard extérieur sur la gouvernance et les affaires sociales de la France. Or comme Richard Werly l’écrit dans son ouvrage « La France contre elle-même – de la démarcation de 1940 aux fractures d’aujourd’hui » publié en 2022, aux éditions Grasset et citant les propos de Paul et Marcella Webster qui ont entrepris un voyage similaire au sien avant lui, « le fait d’être « étranger en France permet d’obtenir des confidences, des récits personnels de la part des habitants rencontrés. Il semblerait que la double nationalité, quand bien même elle comprend celle du pays étudié, offre des avantages tels qu’une mise en perspective autant vis-à-vis du sujet que de ses protagonistes ».
Les fractures nationales
Le journaliste rappelle que la première fois que le terme de « fracture » a été mis en avant sur la scène politique et médiatique française, a eu lieu lors de la campagne présidentielle de 1995 avec cette expression devenue célèbre du candidat Jacques Chirac : « la fracture sociale dont l’ensemble de la Nation supporte la charge ». Or depuis ce temps, la notion de fracture n’a pas disparu mais elle s’est démultipliée. Sa popularité s’est même transformée au fil des ans en obsession. « Aujourd’hui, nous ne parlons plus de fracture au singulier mais au pluriel. De plus, les notions associées ont changé et sont davantage portées par des mouvements politiques d’extrême droite associant les fractures au communautarisme ».
Mais derrière ce terme de fracture, se cache la question plus pragmatique des responsabilités individuelle et collective. Par définition, la fracture est obtenue par rupture avec effort ; donc à moins d’avoir souhaité et œuvré pour cette situation, elle résulte d’un accident involontaire, comme le souligne le journaliste : « dans le thème de la fracture, il y a quelque chose de différent de la blessure (…) la fracture, la plupart du temps, vous n’y êtes pour rien ». Les notions de fracture et de blessure se différencient aussi par leurs visibilités extérieures ainsi que leur capacité de réparation. Pour Richard Werly, les fractures sont révélatrices du climat politique d’aujourd’hui où finalement chacun se démet de ses responsabilités face au constat, potentiellement partagé par tous, de la situation actuelle du pays. « Nous ne sommes pas responsables de ce qui nous arrive. Il y a des fractures sociales mais elles nous sont tombées dessus (…) par accident ». Il rappelle que les fractures de la France, par nature multidimensionnelles, doivent être pensées sous une forme de responsabilité collective d’autant que peu d’acteurs prennent acte de leur rôle individuel dans ce mouvement ; ce qui n’aide pas à aller de l’avant et à réparer de manière saine et durable les fractures constatées.
La notion d’archipel, un moyen déguisé de parler de communautarisme
Richard Werly évoque Jérôme Fourquet, dont l’ouvrage « L’archipel français. Naissance d’une nation multiple et divisée »[1] a mis sur le devant de la scène la notion d’archipel pour caractériser la France du point de vue politique, social et économique. Mais le journaliste prend le contre-coup de l’interprétation du mot archipel qui, selon lui, « n’a jamais été un obstacle au développement et n’a jamais été un obstacle au sentiment national ». Afin d’argumenter son propos, Richard Werly compare l’utilisation de ce terme avec la situation de l’Indonésie, premier archipel mondial qui compte plus de 17 000 îles et chez qui « le sentiment national est très fort ».
In fine, ce n’est pas la construction géographique ou administrative d’un pays qui détermine son niveau de développement, ni son sentiment nationaliste. Au contraire, un archipel peut être l’occasion d’une grande fluidité si « nous investissons pour construire les ponts entre les îles ». Tout comme, la centralisation et la décentralisation n’apparaissent pas problématiques aux yeux du franco-suisse, qui peut comparer deux pays d’Europe ayant des caractéristiques de gestion de leurs territoires très différentes, la France étant un pays centralisé et la Suisse un pays fédéral. Or comme il l’explique, la question n’est pas de résumer les fractures ou problèmes à cela : « selon la méthodologie Fourquet, la Suisse serait totalement archipelisée et pourtant je ne crois pas que quiconque puisse mettre en doute, ni la solidité des institutions helvétiques, ni le patriotisme des Suisses ».
C’est l’accumulation d’éléments perçus négativement qui entraîne un sentiment généralisé de situation nationale en perdition. Et en France, tout ce qui est décentralisé ou qui a tendance à s’éloigner du centre est perçu comme problématique ». Pour Richard Werly, « l’idée que l’archipel serait obligatoirement une remise en cause de l’identité nationale » est fausse. Plus encore, cette notion est mise en avant pour éviter d’utiliser des termes plus connotés comme celui de « communautarisme ».
Le mythe de la disparition de la France
Dans son ouvrage publié en 2022, le journaliste interroge la disparition de la France, si souvent évoquée. La France de 1940 disposait de tous les éléments pour disparaître : occupée par l’Allemagne nazie, « elle était vaincue et soumise à une idéologie de remplacement ». Mais, au regard des enseignements tirés de son voyage le long de la ligne de démarcation, Richard Werly affirme que « cette idée de disparition de la France relève du pur fantasme ». Finalement, une des périodes les plus difficiles de l’histoire nationale a prouvé que « la France ne disparait pas ». Au contraire, nous assistions à une émergence d’autonomie des pouvoirs étatiques locaux : « pour la première fois, la France se retrouve face à elle-même ». Le pouvoir central – « l’autorité centrale de Paris n’existe plus » – déjà délocalisé, n’a plus les moyens d’assurer la continuité des affaires nationales et régionales. « La force de la France de 1940, paradoxalement, est qu’elle n’a plus le verrou parisien sur les épaules ». Alors, au niveau local, ce sont les autorités comme les maires, les préfets et les sous-préfets qui prennent la relève et se chargent de la prise de décisions, essentiellement sur des fondements pragmatiques et non réglementaires. Richard Werly est « convaincu » que la coupure de la ligne de démarcation « a largement contribué à l’oxygène qui a été celui de la résistance et (de) la reconstruction, (de) la libération ».
Il pense aussi que, dans le contexte actuel, la France se donne un nouveau souffle, d’abord sur le plan du dialogue entre les autorités locales et la population puis entre les individus eux-mêmes. En somme, « les moments de crises ont cette particularité de révéler les points de discordes mais aussi de provoquer une solidarité et une entraide parfois oubliées ».
De plus, se réfugier derrière l’idée d’une France qui disparait est une position « dangereuse » car dès lors, cela renvoie à une attitude défaitiste et résignée, où il n’est plus recherché de solutions. Le reporter souligne l’écueil d’un tel raisonnement : « si la France est vouée à disparaître, alors à quoi bon se battre pour ça, à quoi bon tomber d’accord, négocier, essayer de trouver des compromis puisque de toute manière l’issue sera fatale ».
[1] Publié en 2019 aux éditions Seuil